4.6.12

Vers l'infinitésimal. La transparence opaque de Roland Barthes


















1 Genichi's offering. Final shot of the boy placing a bowl of rice on his dead mother's grave 
2 Mother and child united in fear
2 Ugetsu's ending scene








Sur le Marché Flottant de Bangkok, chaque marchand se tient dans une petite pirogue immobile; il vend de très menues quantités de nourriture: des graines, quelques oeufs, bananes, cocos, mangues, piments (sans parler de l'Innommable). De lui-même à sa marchandise en passant par son esquif, tout est petit. La nourriture occidentale, accumulée, dignifiée, gonflée jusqu'au majestueux, liée à quelque opération de prestige, s'en va toujours vers le gros, le grand, l'abondant, le plantureux; l'orientale suit le mouvement inverse, elle s'épanouit vers l'infinitésimal: l'avenir du concombre n'est pas son entassement ou son épaississement, mais sa division, son éparpillement ténu, comme il est dit dans ce haïku:

Concombre coupé.
Son jus coule
Dessinant des pattes d'araignée.


Il y a convergence du minuscule et du comestible : les choses ne sont petites que pour être mangées mais aussi, elles sont comestibles pour accomplir leur essence, qui est la petitesse. L'accord de la nourriture orientale et de la baguette ne peut être seulement fonctionnel, instrumental; les aliments sont coupés pour pouvoir être saisis par la baguette, mais aussi la baguette existe parce que les aliments sont coupés en petits morceaux; un même mouvement, une même force transcende la matière et son outil : la division. (...)

Dans tous ces usages, dans tous les gestes qu'elle implique, la baguette s'oppose à notre couteau (et à son substitut prédateur, la fourchette); elle est l'instrument alimentaire qui refuse de couper, d'agripper, de mutiler, de percer (gestes très limités, repoussés dans la préparation de la cuisine : le poissonnier qui dépiaute devant nous l'anguille vivante exorcise une fois pour toutes, dans un sacrifice préliminaire, le meurtre de la nourriture); par la baguette, la nourriture n'est plus une proie, à quoi l'on fait violence (viandes sur lesquelles on s'acharne), mais une substance harmonieusement transférée; elle transforme la matière préalablement divisée en nourriture d'oiseau et le riz en flot de lait; maternelle, elle conduit inlassablement le geste de la becquée, laissant à nos moeurs alimentaires, armées de piques et de couteaux, celui de la prédation.


Roland Barthes, L'Empire des signes, A. Skira, 1970; Seuil, 2005




Ce texte relu tout récemment, et particulièrement ce fragment de  phrase, "par la baguette, la nourriture n'est plus une proie, à quoi l'on fait violence..., mais une substance harmonieusement transférée; elle transforme la matière préalablement divisée en nourriture d'oiseau et le riz en flot de lait; maternelle, elle conduit inlassablement le geste de la becquée" a fait resurgir de ma mémoire la dernière scène du film de Mizoguchi dans Les contes de la lune vague après la pluie, quand le petit enfant porte le bol de riz que vient de lui tendre sa tante sur la tombe de sa mère morte. C'est cette association, cette contiguïté dans une même séquence de mots de "riz en flot de lait" et de "maternelle" qui m'a d'une manière à la fois opaque et transparente mise sur la voie. La vue d'un simple bol de riz à la blancheur laiteuse et flottante, à la texture aérienne, jouant du rapport de la division et de la becquée, provoque chez moi depuis bien longtemps une émotion mêlée de joie et d'une pointe de douleur. Evoquant pour moi tout à la fois un idéal de frugalité et de satiété, ce  bol de riz décrit par Barthes  a réactivé, dans un premier temps de mémoire sensible, le souvenir de cette offrande qui clôt le film et, dans un second temps de mémoire archaïque, l'empreinte primitive de la becquée et du sein maternel.











Pour faire l'expérience d'un délicieux bol de riz: Le café chinois, une adresse qui se mérite et que j'hésite à partager.






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