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7.8.15

Blindness and Insight. Perte d'auréole


Sois toujours poète, même en prose...

Baudelaire, Hygiène









Pourquoi perd-on ses objets ? Quel est le sens à donner à ces petits tracas ? Que nous dit notre inconscient de ces offrandes au monde, à la vie, aux petits dieux du quotidien? Comment renaît-on de ces menus dépouillements? Entre lien et rupture perd-on son identité à chaque fois -- pour mieux s'en ressaisir ? Fragments ou ellipses quelles figures se dessinent dans ces petits rites de passage ? Qui saura les déchiffrer ? *




...vous connaissez ma terreur des chevaux et des voitures. Tout à l'heure, comme je traversais le boulevard, en grande hâte, et que je sautillais dans la boue, à travers ce chaos mouvant où la mort arrive au galop de tous les côtés à la fois, mon auréole, dans un mouvement brusque, a glissé de ma tête dans la fange du macadam. Je n'ai pas eu le courage de la ramasser. J'ai jugé moins désagréable de perdre mes insignes que de me faire rompre les os. Et puis, me suis-je dit, à quelque chose malheur est bon. Je puis maintenant me promener incognito, faire des actions basses, et me livrer à la crapule, comme les simples mortels. Et me voici, tout semblable à vous, comme vous voyez !










Photographie © Valery Lorenzo

* J'attends...


3.4.13

Enfance. La déchirure


— Est-ce vrai ? Tu n’as vraiment pas oublié comment c’était là-bas ? comme là-bas tout fluctue, se transforme, s’échappe… tu avances à tâtons, toujours cherchant, te tendant… vers quoi ? qu’est-ce que c’est ? ça ne ressemble à rien… personne n’en parle… ça se dérobe, tu l’agrippes comme tu peux, tu le pousses… où ? n’importe où, pourvu que ça trouve un milieu propice où ça se développe, où ça parvienne peut-être à vivre… 


Nathalie Sarraute, Enfance, 1983





























« Nein, das tust du nicht »... « Non, tu ne feras pas ça »... les voici de nouveau, ces paroles, elles se sont ranimées, aussi vivantes, aussi actives qu'à ce moment, il y a si longtemps, où elles ont pénétré en moi, elles appuient, elles pèsent de toute leur puissance, de tout leur énorme poids... et sous leur pression quelque chose en moi d'aussi fort, de plus fort encore se dégage, se soulève, s'élève... les paroles qui sortent de ma bouche le portent, l'enfoncent là-bas... « Doch, Ich werde es tun. » « Si, je le ferai. »

« Nein, das tust du nicht. » « Non, tu ne feras pas ça... » ces paroles viennent d'une forme que le temps a presque effacée... il ne reste qu'une présence... celle d'une jeune femme assise au fond d'un fauteuil dans le salon d'un hôtel où mon père passait seul avec moi ses vacances, en Suisse, à Interlaken ou à Beatenberg, je devais avoir cinq ou six ans, et la jeune femme était chargée de s'occuper de moi et de m'apprendre l'allemand... Je la distingue mal... mais je vois distinctement la corbeille à ouvrage posée sur ses genoux et sur le dessus une paire de grands ciseaux d'acier... et moi... je ne peux pas me
voir, mais je le sens comme si je le faisais maintenant... je saisis brusquement les ciseaux, je les tiens serrés dans ma main... des lourds ciseaux fermés... je les tends la pointe en l'air vers le dossier d'un canapé recouvert d'une délicieuse soie à ramages, d'un bleu un peu fané, aux reflets satinés... et je dis en allemand... « Ich werde es zerreissen. » 

En allemand... Comment avais-tu pu si bien l’apprendre ?

Oui, je me le demande... Mais ces paroles, je ne les ai jamais prononcées depuis... « Ich werde es zerreissen »... « Je vais le déchirer »... le mot « zerreissen » rend un son sifflant, féroce, dans une seconde quelque chose va se produire... je vais déchirer, saccager, détruire... ce sera une atteinte... un 
attentat... criminel... mais pas sanctionné comme il pourrait l'être, je sais qu'il n'y aura aucune punition... peut-être un blâme léger, un air mécontent, un peu inquiet de mon père... Qu'est-ce que tu as fait, Tachok, qu'est-ce qui t'a pris ? et l'indignation de la jeune femme... mais une crainte me retient encore, plus forte que celle d'improbables, d'impensables sanctions, devant ce qui va arriver dans un instant... l'irréversible...l'impossible... ce qu'on ne fait jamais, ce qu'on ne peut pas faire, personne ne se le permet...

Ich werde es zerreissen. « Je vais le déchirer » … je vous en avertis, je vais franchir le pas, sauter hors de ce monde décent, habité, tiède et doux, je vais m’en arracher, tomber, choir dans l’inhabité, dans le vide…

« Je vais le déchirer » … il faut que je vous prévienne pour vous laisser le temps de m’en empêcher, de me retenir… « Je vais déchirer ça » … je vais le lui dire très fort…peut-être va-t-elle hausser les épaules, baisser la tête, abaisser sur son ouvrage un regard attentif… Qui prend au sérieux ces agaceries, ces taquineries d’enfant ? … et mes paroles vont voleter, se dissoudre, mon bras amolli va retomber, je reposerai les ciseaux à leur place, dans la corbeille….

Mais elle redresse la tête, elle me regarde tout droit et elle me dit en appuyant très fort sur chaque syllabe : Nein, das tust du nicht… « Non, tu ne feras pas ça »… exerçant une douce et ferme et insistante et inexorable pression, celle que j’ai perçue plus tard dans les paroles, le ton des hypnotiseurs, des dresseurs…

« Non, tu ne feras pas ça… » dans ces mots un flot épais, lourd coule, ce qu’il charrie s’enfonce en moi pour écraser ce qui en moi remue, veut se dresser…et sous cette pression ça se redresse, se dresse plus fort, plus haut, ça pousse, projette violemment hors de moi les mots… « Si, je le ferai. »

« Non, tu ne feras pas ça… » les paroles m’entourent, m’enserrent, me ligotent, je me débats… « Si, je le ferai »…Voilà, je me libère, l’excitation, l’exaltation tend mon bras, j’enfonce la pointe des ciseaux de toutes mes forces, la soie cède, se déchire, je fends le dossier de haut en bas et je regarde ce qui en sort…quelque chose de mou, de grisâtre s’échappe par la fente…


Enfance, Nathalie Sarraute, 1983 © Gallimard  






1 Valery Lorenzo, photography silver print,
 © Valery Lorenzo
2 Bernard Plossu, Shane, USA, 1982
3 Claudine Doury, La cloche de verre, 2009,
 Lambda print 
4 Claudine Doury, Série Sasha, Les limaces, 2007,
 Lambda print , 
5 Heinrich Kühn, Tambour et soldat de plomb 1910,
 autochrome Paris, Musée d'Orsay © Musée d'Orsay







4.5.12

Signes (1) L'abstraction, les signes et le temps dans la photographie de Valery Lorenzo





























La photographie de Valery Lorenzo m'apparaît comme une métaphysique, une ascèse. Elle cherche avec violence la vérité, à l'aveugle, obstinément, obscurément. Le matériel cède la place aux signes et à l'essence. Des gouttes de pluie sur une vitre, du vent dans un rideau, quelques miettes de pain, les plis d'un drap, la fumée de cigarettes qui se consument sont autant de traces qui rendent le temps lisible. Sensibilité involontaire, mémoire involontaire, la camera oscura enregistre les variations de la lumière. Chaque fragment ténu est le signe d'une altération, d'un changement qui ne cesse d'annoncer sa disparition. 
"Le Temps, pour devenir visible, 'cherche des corps et, partout où il les rencontre, s'en empare pour montrer sur eux sa lanterne magique'"*



*Gilles Deleuze,  Proust et les signes, PUF, 1983,  citant Proust, Le temps retrouvé, p. 26