14.5.12

Le sacré (1) La mémoire des arbres


Au précis préfère l'indécis.*
Verlaine, Art Poétique 


















1 Roots, Daily photography journal of Ken Kornacki, Aurum Design.
Brassaï, Platane Parisien, Couleurs
3 Atelier de Frank Evennou
4 Arie Zonneveld, Couleurs




C'est immédiat : je ne peux pas voir un cèdre, dans un jardin ou débordant d'un mur sur la rue, sans penser qu'une grande bénédiction émane de lui et s'étend sur le monde. La foule est bénie, les autobus, les camions, les voitures, les poubelles, les vélos, les scooters sont bénis. Les plus laids et les plus laides sont bénis, et aussi les vieux, les enfants, les jeunes, les femmes enceintes, les malades, les fatigués, les pressés, les rares heureux, les désespérés. Ils passent tous et toutes sous le cèdre, ils ne le voient pas, sa bénédiction silencieuse, verte et noire, filtre l'espace. On ne sait pas d'où lui vient cette tranquillité, cette ramure de sérénité.

   Il vient d'Afrique ou d'Asie, le cèdre, son nom est grec et latin, il souffre au Liban et au Proche-Orient, il s'en fout, il a ses plans superposés, sa longévité, ses légendes. Ses racines pivotent à une grande profondeur, mais sa tige, droite, couverte d'une écorce rugueuse, se termine par une flèche presque toujours inclinée et dirigée vers le nord. Il peut s'élever jusqu'à 40 mètres, et son ombre, produite par de petites feuilles étroites et pointues, est épaisse et large. Il règne, il protège, il paraît méditer, il bénit.

   La photo que j'ai sous les yeux a été prise en été par quelqu'un qui s'est assis dans l'herbe pour qu'on voie bien le petit personnage regardant un cèdre. Je dois avoir 2 ans, je suis un bébé bouffi qui lève un visage ravi, à moitié mangé de soleil, vers les branches. Anne, ma sœur de 8 ans, est à peine visible, devant les vérandas, sur la droite. La photo a dû être prise par mon père, le seul qui, à l'époque, prenait de temps en temps des photos. J'ai l'impression d'être là, maintenant, dans cette image qui n'est pas pour moi une image, mais une clairière toujours vivante, une éclaircie. La petite forme absurde où je suis enfermé a été jetée dans ce coin de jardin, et je suis son gardien. Continue ta marche titubante, bébé. Tu vas tomber bientôt sur le gravier, tu tomberas beaucoup dans ta vie qui commence. Anne va aussitôt crier et se précipiter, te relever, t'essuyer, t'embrasser. Elle t'étouffe un peu, elle te gêne. C'est un acte de possession, mais aussi d'amour.

Philippe SollersL'Eclaircie, roman, Gallimard,  2012




Chacun de nous porte en soi l'émotion d'un arbre qui l'a un jour particulièrement touché. Je me suis souvenue d'un cèdre du Liban  que je me rappelais avoir vu à Tours. Je n'étais plus très sûre de ma mémoire quand la toile a suppléé mon oubli. J'ai tapé sur mon clavier "cèdre du Liban"&"Tours" et à ma grande surprise, j'ai vu apparaître les photos de l'arbre même dont j'avais gardé un vif souvenir et une trace d'archive si ténue. Pas le moindre petit carnet ou bout de papier griffonné sur lequel j'aurais inscrit une note au sujet de ce moment si particulier. Je me suis rappelé cet arbre dont j'avais momentanément éclipsé l'existence en lisant le texte de Sollers et je m'obstinais à le retrouver comme l'on fait pour un nom oublié.  Je me suis alors souvenu d'un autre moment semblable où j'avais été frappée de la beauté et de l'étrange présence d'un arbre comme d'un être en soi. 
C'était, il y a de cela maintenant quelques années au jardin des plantes à Paris, un cerisier en fleurs dont les lourdes branches chargées de pétales vaporeux touchaient le sol. Je me suis interrompue à l'instant même pour le rechercher et je viens de retrouver une photo qui présente l'image que j'avais gardée intacte de ses lourdes branches étalées, mais comme désincarnée, désanchantée et sans vie. Je me demande quel effet à long terme peut avoir sur notre mémoire  et nos affects cette immédiateté d'une banque de données toujours disponible et  à la fiabilité sans faille. Cette magie positive du substitut de mémoire pourrait bien nous faire perdre ce qui se joue dans les vides, dans les absences, dans les oublis et les reconstructions a posteriori. Plus de vague, plus de méprise, plus de déplacement ou de condensation, plus de rêverie...   











* Cité de mémoire indécise.



1 comment:

  1. wow, j aime,
    je suis aussi fan de sollers
    de la littérature francaise en fait.. j apprécie beaucoup!
    anni

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