3.4.13

Enfance. La déchirure


— Est-ce vrai ? Tu n’as vraiment pas oublié comment c’était là-bas ? comme là-bas tout fluctue, se transforme, s’échappe… tu avances à tâtons, toujours cherchant, te tendant… vers quoi ? qu’est-ce que c’est ? ça ne ressemble à rien… personne n’en parle… ça se dérobe, tu l’agrippes comme tu peux, tu le pousses… où ? n’importe où, pourvu que ça trouve un milieu propice où ça se développe, où ça parvienne peut-être à vivre… 


Nathalie Sarraute, Enfance, 1983





























« Nein, das tust du nicht »... « Non, tu ne feras pas ça »... les voici de nouveau, ces paroles, elles se sont ranimées, aussi vivantes, aussi actives qu'à ce moment, il y a si longtemps, où elles ont pénétré en moi, elles appuient, elles pèsent de toute leur puissance, de tout leur énorme poids... et sous leur pression quelque chose en moi d'aussi fort, de plus fort encore se dégage, se soulève, s'élève... les paroles qui sortent de ma bouche le portent, l'enfoncent là-bas... « Doch, Ich werde es tun. » « Si, je le ferai. »

« Nein, das tust du nicht. » « Non, tu ne feras pas ça... » ces paroles viennent d'une forme que le temps a presque effacée... il ne reste qu'une présence... celle d'une jeune femme assise au fond d'un fauteuil dans le salon d'un hôtel où mon père passait seul avec moi ses vacances, en Suisse, à Interlaken ou à Beatenberg, je devais avoir cinq ou six ans, et la jeune femme était chargée de s'occuper de moi et de m'apprendre l'allemand... Je la distingue mal... mais je vois distinctement la corbeille à ouvrage posée sur ses genoux et sur le dessus une paire de grands ciseaux d'acier... et moi... je ne peux pas me
voir, mais je le sens comme si je le faisais maintenant... je saisis brusquement les ciseaux, je les tiens serrés dans ma main... des lourds ciseaux fermés... je les tends la pointe en l'air vers le dossier d'un canapé recouvert d'une délicieuse soie à ramages, d'un bleu un peu fané, aux reflets satinés... et je dis en allemand... « Ich werde es zerreissen. » 

En allemand... Comment avais-tu pu si bien l’apprendre ?

Oui, je me le demande... Mais ces paroles, je ne les ai jamais prononcées depuis... « Ich werde es zerreissen »... « Je vais le déchirer »... le mot « zerreissen » rend un son sifflant, féroce, dans une seconde quelque chose va se produire... je vais déchirer, saccager, détruire... ce sera une atteinte... un 
attentat... criminel... mais pas sanctionné comme il pourrait l'être, je sais qu'il n'y aura aucune punition... peut-être un blâme léger, un air mécontent, un peu inquiet de mon père... Qu'est-ce que tu as fait, Tachok, qu'est-ce qui t'a pris ? et l'indignation de la jeune femme... mais une crainte me retient encore, plus forte que celle d'improbables, d'impensables sanctions, devant ce qui va arriver dans un instant... l'irréversible...l'impossible... ce qu'on ne fait jamais, ce qu'on ne peut pas faire, personne ne se le permet...

Ich werde es zerreissen. « Je vais le déchirer » … je vous en avertis, je vais franchir le pas, sauter hors de ce monde décent, habité, tiède et doux, je vais m’en arracher, tomber, choir dans l’inhabité, dans le vide…

« Je vais le déchirer » … il faut que je vous prévienne pour vous laisser le temps de m’en empêcher, de me retenir… « Je vais déchirer ça » … je vais le lui dire très fort…peut-être va-t-elle hausser les épaules, baisser la tête, abaisser sur son ouvrage un regard attentif… Qui prend au sérieux ces agaceries, ces taquineries d’enfant ? … et mes paroles vont voleter, se dissoudre, mon bras amolli va retomber, je reposerai les ciseaux à leur place, dans la corbeille….

Mais elle redresse la tête, elle me regarde tout droit et elle me dit en appuyant très fort sur chaque syllabe : Nein, das tust du nicht… « Non, tu ne feras pas ça »… exerçant une douce et ferme et insistante et inexorable pression, celle que j’ai perçue plus tard dans les paroles, le ton des hypnotiseurs, des dresseurs…

« Non, tu ne feras pas ça… » dans ces mots un flot épais, lourd coule, ce qu’il charrie s’enfonce en moi pour écraser ce qui en moi remue, veut se dresser…et sous cette pression ça se redresse, se dresse plus fort, plus haut, ça pousse, projette violemment hors de moi les mots… « Si, je le ferai. »

« Non, tu ne feras pas ça… » les paroles m’entourent, m’enserrent, me ligotent, je me débats… « Si, je le ferai »…Voilà, je me libère, l’excitation, l’exaltation tend mon bras, j’enfonce la pointe des ciseaux de toutes mes forces, la soie cède, se déchire, je fends le dossier de haut en bas et je regarde ce qui en sort…quelque chose de mou, de grisâtre s’échappe par la fente…


Enfance, Nathalie Sarraute, 1983 © Gallimard  






1 Valery Lorenzo, photography silver print,
 © Valery Lorenzo
2 Bernard Plossu, Shane, USA, 1982
3 Claudine Doury, La cloche de verre, 2009,
 Lambda print 
4 Claudine Doury, Série Sasha, Les limaces, 2007,
 Lambda print , 
5 Heinrich Kühn, Tambour et soldat de plomb 1910,
 autochrome Paris, Musée d'Orsay © Musée d'Orsay







2 comments:

  1. A quel moment fermons-nous la paupière sur ce regard d'enfant? est-ce qu'il continue à enflammer nos obscurités? encore une fois votre article m'enchante. mille merci.

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  2. L'appel au secours, l'irremplacable attention des parents "inatenttifs."

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