17.1.13

Le réel et le fantasme. Quand Victor Hugo visitait Cologne






















  2 Le Rhin, Manuscrit autographe, BNF
 3 Idem, détail
4 Johannes Franciscus Michiels, The cathedral in construction, Köln 1855, salt print,





Tout comme Victor Hugo sait désirer les femmes à travers leur singularité, il sait de même désirer les villes et les paysages pour ce qu'ils ont de plus singulier. Et il a le don de voir d'emblée le trait et la lumière qui font la force unique d'un lieu, d'en saisir l'identité immatérielle et de l'approfondir de l'ampleur de sa rêverie, de sa puissance imaginante et de sa parfaite érudition. "Je suis un grand regardeur de toutes choses." Là est peut-être l'essence de son génie dans l'acuité de ce regard que redouble son imagination créatrice; dans sa faculté de voir, de sentir, d'aimer, de douter, de croire, de souffrir, d'espérer, de s'engager, de s'ouvrir aux autres et à l'infini. J'ai eu la chance de trouver sur la toile un texte que je ne connaissais pas, Le Rhin, que  Hugo a écrit à la suite de trois voyages accomplis en compagnie de Juliette Drouet entre 1838 et 1840. Il tient là un journal de voyage sous forme de lettres dont les premières notes ont été jetées sur son carnet de compte. Il y dessine également, amplifiant et déformant ses impressions dans des raccourcis saisissants où observation, imagination et mémoire se conjuguent dans un excès de vision. Quels frissons j'ai eu à découvrir sa description de la cathédrale de Cologne (Lettre X, Cologne) encore en construction lorsque il la voit pour la première fois dans l'ombre du soir







Je suis arrivé à Cologne après le soleil couché. Je me suis dirigé sur-le-champ vers la cathédrale, après avoir chargé de mon sac de nuit un de ces dignes commissionnaires en uniforme bleu avec collet orange, qui travaillent dans ce pays pour le roi de Prusse (excellent et lucratif travail, je vous assure ; le voyageur est rudement taxé, et le commissionnaire partage avec le roi). Ici, un détail utile : avant de quitter ce brave homme (le commissionnaire), je lui ai donné l’ordre, à sa grande surprise, de porter mon bagage, non dans un hôtel de Cologne, mais dans un hôtel de Deuz, qui est une petite ville de l’autre côté du Rhin jointe à Cologne par un pont de bateaux. Voici ma raison : je choisis autant que possible l’horizon et le paysage que j’aurai dans ma croisée quand je dois garder plusieurs jours la même auberge. Or les fenêtres de Cologne regardent Deuz, et les fenêtres de Deuz regardent Cologne ; ce qui m’a fait prendre auberge à Deuz, car je me suis posé à moi-même ce principe incontestable : Mieux vaut habiter Deuz et voir Cologne qu’habiter Cologne et voir Deuz.
Une fois seul, je me suis mis à marcher devant moi, cherchant le Dôme et l’attendant à chaque coin de rue. Mais je ne connaissais pas cette ville inextricable ; l’ombre du soir s’était épaissie dans ces rues étroites ; je n’aime pas à demander ma route, et j’ai erré assez longtemps au hasard.
Enfin, après m’être aventuré sous une espèce de porte cochère dans une espèce de cour terminée vers la gauche par une espèce de corridor, j’ai débouché tout à coup sur une assez grande place parfaitement obscure et déserte. Là, j’ai eu un magnifique spectacle. Devant moi, sous la lueur fantastique d’un ciel crépusculaire, s’élevait et s’élargissait, au milieu d’une foule de maisons basses à pignons capricieux, une énorme masse noire, chargée d’aiguilles et de clochetons ; un peu plus loin, aune portée d’arbalète, se dressait isolée une autre masse noire, moins large et plus haute, une espèce de grosse forteresse carrée, flanquée à ses quatre angles de quatre longues tours engagées, au sommet de laquelle se profilait je ne sais quelle charpente étrangement inclinée qui avait la figure d’une plume gigantesque posée comme sur un casque au front du vieux donjon. Cette croupe, c’était une abside ; ce donjon, c’était un commencement de clocher ; cette abside et ce commencement de clocher, c’était la cathédrale de Cologne.
Ce qui me semblait une plume noire penchée sur le cimier du sombre monument, c’était l’immense grue symbolique que j’ai revue le lendemain bardée et cuirassée de lames de plomb, et qui, du haut de sa tour, dit à quiconque passe que cette basilique inachevée sera continuée, que ce tronçon de clocher et ce tronçon d’église, séparés à cette heure par un si vaste espace, se rejoindront un jour et vivront d’une vie commune ; que le rêve d’Engelbert de Berg, devenu édifice sous Conrad de Hochstetten, sera dans un siècle ou deux la plus grande cathédrale du monde ; et que cette Iliade incomplète espère encore des Homères.
L’église était fermée. Je me suis approché du clocher ; les dimensions en sont énormes. Ce que j’avais pris pour des tours aux quatre angles, c’était tout simplement le renflement des contre-forts. Il n’y a encore d’édifiés que le rez-de-chaussée et le premier étage, composé d’une colossale ogive, et déjà la masse bâtie atteint presque à la hauteur des tours de Notre-Dame de Paris.
Si jamais la flèche projetée se dresse sur ce monstrueux billot de pierre, Strasbourg ne sera rien à côté. Je doute que le clocher de Malines lui-même, inachevé aussi, soit assis sur le sol avec cette carrure et cette ampleur.
Je l’ai dit ailleurs, rien ne ressemble à une ruine comme une ébauche. Déjà les ronces, les saxifrages et les pariétaires, toutes les herbes qui aiment à ronger le ciment et à enfoncer leurs ongles dans les jointures des pierres, ont escaladé le vénérable portail. L’homme n’a pas fini de construire que la nature détruit déjà.
La place était toujours silencieuse. Personne n’y passait. Je m’étais approché du portail aussi près que me le permettait une riche grille de fer du quinzième siècle qui le protège, et j’entendais murmurer paisiblement au vent de nuit ces innombrables petites forêts qui s’installent et prospèrent sur toutes les saillies des vieilles masures. Une lumière qui a paru à une fenêtre voisine a éclairé un moment sous les voussures une foule d’exquises statuettes assises, anges et saints qui lisent dans un grand livre ouvert sur leurs genoux, ou qui parlent et prêchent, le doigt levé. Ainsi les uns étudient, les autres enseignent. Admirable prologue pour une église, qui n’est autre chose que le Verbe fait marbre, bronze et pierre ! La douce maçonnerie des nids d’hirondelles se mêle de toutes parts comme un correctif charmant à cette sévère architecture.
Puis la lumière s’est éteinte, et je n’ai plus rien vu que la vaste ogive de quatre-vingts pieds toute grande ouverte, sans châssis et sans abat-vent, éventrant la tour du haut en bas et laissant pénétrer mon regard dans les ténébreuses entrailles du clocher. Dans cette fenêtre s’inscrivait, amoindrie par la perspective, la fenêtre opposée, toute grande ouverte également, et dont la rosace et les meneaux, comme tracés à l’encre, se découpaient avec une pureté inexprimable sur le ciel clair et métallique du crépuscule. Rien de plus mélancolique et de plus singulier que cette élégante petite ogive blanche dans cette grande ogive noire.
Voilà quelle a été ma première visite à la cathédrale de Cologne.


Victor Hugo, Le Rhin,  Lettre X, 1842






The Dietmar Siegert Collection


Zwischen Biedermeier und Gründerzeit Deutschland in frühen Photographien 1840-1890 aus der Sammlung Siegert

30.11.2012 - 20.05.2013
Münchner Stadtmuseum
St-Jacobs-Platz
D-80331 München


Victor Hugo, Exposition virtuelle de la BNF   
Le voyageurcliquez sur Les voyages sur le Rhin.













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