Eh! qu'aimes-tu donc, extraordinaire étranger?
- J'aime les nuages... les nuages qui passent...
là-bas... là-bas... les merveilleux nuages!
Baudelaire, Petits poèmes en prose, 1869
Oui, "l'imagination fait le paysage"*. Impossible de voir la Normandie sans superposer sur ses horizons liquides le souvenir des pages de La recherche. Je me souviens de mes premiers séjours en Normandie occupée à chercher le modèle du clocher de Balbec se découpant sur la mer. Autant vouloir retrouver les impressions éprouvées pendant le sommeil, autant chasser ses rêves avec un filet à papillons. Il est possible, en revanche, de faire revivre en soi à volonté "l'impression poétique d'un voyage", ce que dans les débris du réel nous allons mystérieusement sauver. Pourquoi retient-on telle impression plus forte que telle autre, l'arrivée inattendue sur une place inconnue de Rouen où se tient un marché; un étal de volailles où on peut lire "colvert" sur un emballage, une petite échoppe qui vend des peignes en corne, les premières pommes d'été du pays, une édition des années 30, recouverte d'un tissu à damiers fané de Mon coeur mis à nu, reçu tel un trésor et sacrifié à un ami proche en signe de partage. C'est que le plus important n'est pas ce que l'on voit, ce sur quoi l'on peut se mettre d'accord et partager une expérience en commun, non le plus important c'est l'invisible, ce réseau tissé très serré des images et des formes, des matières et des textures, des goûts et des odeurs que l'on porte en nous, des textes et des voix qui nous constituent, de la mémoire archaïque qui continue de nous imprégner et qui font que nous sommes chacun des mondes à part entière, des ilots de sensations qui ne peuvent pas communiquer entre eux, des territoires inconnus à nous-mêmes et aux autres.
*Voici le texte de Baudelaire auquel j'ai emprunté mon argument. Il rend compte d'une visite dans l'atelier d'Eugène Boudin.
L’imagination fait le paysage. Je comprends qu’un esprit appliqué à prendre des notes ne puisse pas s’abandonner aux prodigieuses rêveries contenues dans les spectacles de la nature présente; mais pourquoi l’imagination fuit-elle l’atelier du paysagiste? Peut-être les artistes qui cultivent ce genre se défient-ils beaucoup trop de leur mémoire et adoptent-ils une méthode de copie immédiate qui s’accommode parfaitement à la paresse de leur esprit. S’ils avaient vu comme j’ai vu récemment, chez M. Boudin qui, soit dit en passant, a exposé un fort bon et fort sage tableau (le Pardon de sainte Anne Palud), plusieurs centaines d’études au pastel improvisées en face de la mer et du ciel, ils comprendraient ce qu’ils n’ont pas l’air de comprendre, c’est-à-dire la différence qui sépare une étude d’un tableau. Mais M. Boudin, qui pourrait s’enorgueillir de son dévouement à son art, montre très-modestement sa curieuse collection. Il sait bien qu’il faut que tout cela devienne tableau par le moyen de l’impression poétique rappelée à volonté; et il n’a pas la prétention de donner ses notes pour des tableaux. Plus tard, sans aucun doute, il nous étalera, dans des peintures achevées, les prodigieuses magies de l’air et de l’eau. Ces études, si rapidement et si fidèlement croquées d’après ce qu’il y a de plus inconstant, de plus insaisissable dans sa forme et dans sa couleur, d’après des vagues et des nuages, portent toujours, écrits en marge, la date, l’heure et le vent; ainsi, par exemple: 8 octobre, midi, vent de nord-ouest. Si vous avez eu quelquefois le loisir de faire connaissance avec ces beautés météorologiques, vous pouvez vérifier par mémoire l’exactitude des observations de M. Boudin. La légende cachée avec la main, vous devineriez la saison, l’heure et le vent. Je n’exagère rien. J’ai vu. À la fin tous ces nuages aux formes fantastiques et lumineuses, ces ténèbres chaotiques, ces immensités vertes et roses, suspendues et ajoutées les unes aux autres, ces fournaises béantes, ces firmaments de satin noir ou violet, fripé, roulé ou déchiré, ces horizons en deuil ou ruisselants de métal fondu, toutes ces profondeurs, toutes ces splendeurs, me montèrent au cerveau comme une boisson capiteuse ou comme l’éloquence de l’opium. Chose assez curieuse, il ne m’arriva pas une seule fois, devant ces magies liquides ou aériennes, de me plaindre de l’absence de l’homme. Mais je me garde bien de tirer de la plénitude de ma jouissance un conseil pour qui que ce soit, non plus que pour M. Boudin. Le conseil serait trop dangereux. Qu’il se rappelle que l’homme, comme dit Robespierre, qui avait soigneusement fait ses humanités, ne voit jamais l’homme sans plaisir; et, s’il veut gagner un peu de popularité, qu’il se garde bien de croire que le public soit arrivé à un égal enthousiasme pour la solitude.
Charles Baudelaire, Curiosités esthétiques,
Salon de 1859, VIII Le paysage
1 Nuages blancs, ciel bleu vers 1854-1859, pastel sur papier
14,8 x 21 cm, Honfleur musée Eugène Boudin/photo H. Brauner
2 Etude de ciel vers 1888-1895, huile sur bois
38 x 46 cm © MuMa Le Havre / Florian Kleinefenn
3 L'étal de volailles, place du marché Saint Marc
4 Un des bistrots de la place du marché, Le Clos Saint Marc
5 Le vendeur de dahlias
6 Le tapissier Jérôme Thoumyre, rue Malpalu
9 Les livres objets vendus à La Rose des Vents
10 La vitrine du bouquiniste
Photographies J'attends...
La rose des vents salon de thé brocante
37 rue Saint Nicolas
76000 Rouen
Le Marché Saint Marc
Place Saint Marc
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Parfois sur les rivages de ces ilots s'échouent les mots d'un autre. Ces bouteilles à la mer scellent la fraternité des naufragés: elles nous révèlent combien ces territoires inconnus peuvent nous être familiers.
ReplyDeleteMerci.
Ces sensations si difficiles à exprimer et qui inspirent tant d'émotions, d'émois. Du déjà ressenti que l'on aime renforcer, renouveller. Une excitation calme que l'on recherche par instinct.
ReplyDeleteMerci Cat et Thérèse pour cet écho qui fait du bien.
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