Gilles Deleuze, Proust et les signes
... Et j'adore autant que vous certains symboles. Mais il serait absurde de sacrifier au symbole la réalité qu'il symbolise.
Marcel Proust, Le temps retrouvé
Est-il possible de croire à une réalité extérieure ou bien est-il possible de renoncer à croire à une réalité extérieure, chacun selon sa sensibilité, ses lectures, son histoire, ou l'heure du jour se rangera sous l'une ou l'autre de ces interrogations qui renvoie à la question de la transmutation de la matière par la puissance de l'imagination. Les lieux, les espaces, les paysages, les arbres, les ciels, les portes, les fenêtres, les escaliers, les éclairages que nous portons en nous communiquent entre eux d'une manière unique à chacun d'entre nous et créent cet espace intérieur où la qualité d'un monde, le nôtre et ceux dont nous sommes pétris est tout entière condensée et dématérialisée. Cette chambre intérieure que nous portons en nous et qui nous définit plus sûrement que nos particularités physiques ou les faits de notre vie est faite d'allers et retours incessants et permanents entre la réalité physique ou ce que nous prenons pour telle et l'espace agrandi, démultiplié, réfracté par la matière lumineuse de notre imaginaire. C'est pourquoi on ne voit rien dans la maison de tante Léonie, doublement rien puisqu'il y a longtemps qu'elle a cessé d'être la maison de la tante pour devenir un lieu classé et puisque ce lieu que nous poursuivons n'est que la recréation d'un lieu rêvé où les portes de l'espace et du temps se sont entr'ouvertes pour laisser entrevoir cette transmutation même de la matière à l'oeuvre dans l'art. Pourtant par un renversement du plein et du vide chacun, à sa manière, peut remplir ce lieu et en faire une chambre d'écho à la voix de Marcel.
Par l’art seulement, nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n’est pas le même que le nôtre et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu’il peut y avoir dans la lune. Grâce à l’art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier, et autant qu’il y a d’artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l’infini...
Marcel Proust, Le temps retrouvé
L'art est une véritable transmutation de la matière. La matière y est spiritualisée, les milieux physiques y sont dématérialisés, pour réfracter l'essence, c'est à dire la qualité d'un monde originel. Et ce traitement de la matière ne fait qu'un avec le "style".
Etant qualité d'un monde, l'essence ne se confond jamais avec un objet, mais au contraire rapproche deux objets tout à fait différents, dont on s'aperçoit justement qu'ils ont cette qualité dans le milieu révélateur. En même temps que l'essence s'incarne dans une matière, la qualité ultime qui la constitue s'exprime donc comme la qualité commune à deux objets différents, pétris dans cette matière lumineuse, plongés dans ce milieu réfractant.*
*Gilles Deleuze, Proust et les signes, PUF, Perspectives critiques, 1983, première édition 1964
Illiers Combray
Eure-&-Loire
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