La nature est à l'intérieur.
Paul Cézanne
La nuit est noire comme une coquille, bientôt elle va s'ouvrir et il en sera fini de son opacité protectrice. Bien calée au creux des pages de mon livre, je flotte je tangue et je chavire. Les pages tournent, les lettres dansent, un paysage de mots se fait jour. Tout semble si clair et si limpide, je ne lis pas c'est le livre qui me lit. J'habite dans ses plis, je dors éveillée entre ses lignes. Je suis si proche de son auteur, il me semble qu'il me parle là maintenant dans la fragilité de ce miracle qui se répète au fil de mes insomnies. Bientôt les premiers oiseaux vont chanter et briser le cercle de silence qui ordonne le monde autour de mon lit. La montée du jour va repousser cette voix, renvoyer cette âme qui s'est tue aux confins de l'espace inhabité.
Le Tholonet juillet-aout 1960, la lumière est intense. La mer comme un diamant taillé aiguise la pensée fait miroiter les points de vue, à moins que ce ne soit la montagne Sainte Victoire tant de fois peinte par Cézanne qui étale ses nappes et ses failles en grandes vagues bleues sombres. C'est de là que Merleau-Ponty me parle, interroge pour moi, comme pour la première fois ce qui fait la vision d'un peintre, "cette vision dévorante que l'oeil habite comme l'homme sa maison."
Le Tholonet juillet-aout 1960, la lumière est intense. La mer comme un diamant taillé aiguise la pensée fait miroiter les points de vue, à moins que ce ne soit la montagne Sainte Victoire tant de fois peinte par Cézanne qui étale ses nappes et ses failles en grandes vagues bleues sombres. C'est de là que Merleau-Ponty me parle, interroge pour moi, comme pour la première fois ce qui fait la vision d'un peintre, "cette vision dévorante que l'oeil habite comme l'homme sa maison."
"L'oeil voit le monde et ce qui manque au monde pour être tableau."
Soudain ce monde s'ouvre pour laisser voir le dedans du dehors, non seulement je vois clair mais je suis transparente, les objets me traversent. Moi aussi je peux "puiser à cette nappe de sens brut" qui rayonne. Je comprends tout, le passé et le présent. Je suis prise "dans le tissu du monde" comme du temps où de mon enfance j'avais le pouvoir de me mettre dans une fougère, d'être fleur ou nuage.
"Puisque les choses et mon corps sont faits de la même étoffe, il faut que sa vision se fasse de quelque manière en elles, ou encore que leur visibilité manifeste se double en lui d'une visibilité secrète."
Des heures de sommeil en moins mais pas de nuits perdues puisque je m'y retrouve étonnée comme d'un premier matin. "La nature est à l'intérieur dit Cézanne." L'enfance n'est pas un temps qui n'est plus, elle est un territoire, une île, un éclair qui jaillit aussitôt retrouvé aussitôt reperdu.
Qu'en restera-t-il demain matin?
Qu'en restera-t-il demain matin?
Le livre lu dans la nuit est L'Oeil et l'Esprit de Maurice Merleau-Ponty. Les citations sont toutes extraites de cet ouvrage écrit au Tholonet à l'été 1960, les dernières vacances du philosophe poète puisqu'il succombera au printemps suivant d'un arrêt du coeur.
L’énigme tient en ceci que mon corps est à la fois voyant et visible. Lui qui regarde toutes choses, il peut aussi se regarder, et reconnaître dans ce qu’il voit alors l’ " autre côté " de sa puissance voyante. Il se voit voyant, il se touche touchant, il est visible et sensible pour soi-même. C'est un soi, non par transparence, comme la pensée qui ne pense quoi que ce soit qu'en l'assimilant, en le constituant, en le transformant en pensée -- , mais un soi par confusion, narcissisme, inhérence de celui qui voit à ce qu'il voit, de celui qui touche à ce qu'il touche, du sentant au senti -- un soi donc qui est pris entre des choses, qui a une face et un dos, un passé et un avenir...
Maurice Merleau-Ponty, L'Oeil et l'Esprit
Cézanne, La montagne Sainte Victoire vue de la route du Tholonet