Je pourrais parler des heures de cette maison, du jardin.
Je connais tout, je connais la place des anciennes portes,
tout, les murs de l'étang, toutes les plantes;
la place de toutes les plantes,
même des plantes sauvages je connais la place,
tout.
Marguerite Duras
Tout est signifiant chez Marguerite Duras. Le film Nathalie Granger s'ouvre sur un noir, un outrenoir. Il est l'expression d'une quête quasi mystique de MD pour les lieux qu'elle habite. La maison. Ce passage de la lumière à l'ombre. Le film est tourné en noir et blanc, son chef opérateur Ghislain Cloquet capture chaque parcelle de lumière et d'ombre dans des images ensorcelantes. Le chat noir écrit un chemin, comme un pinceau, et nous traversons avec lui la maison de porte en porte. C'est lui qui pointe de ses oreilles attentives cet espace inquiétant et désiré vers le parc, l'étang, la forêt toute proche.
On croit toujours qu'il faut partir d'une histoire pour faire du cinéma. Ce n'est pas vrai. Pour Nathalie Granger, je suis complètement partie de la maison. Vraiment, tout à fait. j'avais la maison dans la tête, constamment, constamment, et puis ensuite une histoire est venue s'y loger, voyez mais la maison, c'était déjà du cinéma.
La maison c'est l'enchantement de l'isolement et de la transparence. On est à l'intérieur mais on regarde dehors. Par la radio, le téléphone qui ne sonne que rarement, la visite d'un représentant de commerce, la maison est un organisme vivant, un corps qui respire et qui aspire l'air du large. C'est un endroit vide et puis tout à coup quelqu'un arrive.
Pour L'après-midi de Monsieur Andesmas, j'avais vu cette maison au-dessus de Saint-Tropez que m'avait montrée, vers Gassin, un ami à moi qui venait de l'acheter, il m'a montré l'endroit, sur la colline, face à la mer. C'est un endroit qui m'a frappée et pendant six mois je l'ai eu en tête, vide pendant six mois, vide, et puis tout à coup, il y a quelqu'un qui est arrivé, un très vieil homme, et c'était Monsieur Andesmas. Et j'ai l'impression que si j'attends ici, si je m'enferme ici, des gens vont arriver, ça fera un autre film. Ce n'est pas raisonnable, je ne peux pas en faire six ou sept comme ça à la file. C'est ce que les gens me disent: Tu ne vas pas recommencer encore avec... avec cette maison...
Ce qui est émouvant dans Nathalie Granger c'est de voir la maison de MD avec ses traces, ses mémoires, son silence, ses objets. Il y a la table en bois ciré avec ses chaises en rotin, ses verres bistrot aux bords épais, son sucrier en Vieux Paris, son compotier imprégné de l'odeur des fruits, les miroirs défraichis, le papier peint fatigué, l'électricité aux fils apparents et aux interrupteurs de bakélite, le sol en damier noir et blanc, le vieux piano désaccordé, les canapés défaits aux coussins usés, le buffet rempli de souvenirs, de fleurs séchées, de vieilles photos. Les objets utilitaires ne sont pas méprisés, la lampe de poche accrochée sur le mur d'entrée, la table à repasser, le cendrier, la liste de course figurent en bonne place. On sent l'odeur de la lavande, de la cire et du savon noir. On sent la présence bienveillante de quelques araignées qu'on a laissé filer.
Tous les étés on coupe la lavande et on la met là. il y a plusieurs années de lavande là, au-dessus de la porte. C'est à force de regarder le jardin, là, par la porte, là, que j'ai fait Nathalie Granger. Nathalie Granger, pour moi, c'est ça, cette transparence de la pièce en général.
Vous avez vu les toiles d'araignée, là, dans la grande salle à manger? Qu'est-ce que vous voulez faire, je n'ai jamais trouvé un bâton assez haut pour atteindre le haut, alors on les laisse, on s'y habitue. C'est des préjugés aussi, ça, les toiles d'araignée, c'est finalement assez beau avec une certaine lumière.
Chaque image, comme autant de vies tranquilles et muettes est un degré du parcours initiatique qui s'accomplit dans la lenteur des pas et des gestes les plus insignifiants et banals du quotidien, débarrasser la table du déjeuner, ramasser les miettes, laver et essuyer la vaisselle, repasser le linge, faire un peu de couture. Sauf qu'ici au pays de Duras, le cours normal des choses frôle toujours la tragédie, le renversement. La violence n'est pas là ou la société la dénonce. Les assassins dont parle la radio sont deux enfants, deux voyous qui ont trouvé refuge dans la forêt de Dreux toute proche, pour échapper à la chasse à l'homme dont ils sont la cible. La forêt c'est le lieu de la folie, de la désobéissance, de l'enfance. C'est aussi la voie de la liberté. C'est l'autre maison, passée de l'autre côté du miroir, toutes portes traversées et toutes murailles abolies, toutes transparences advenues. Car les lieux de Duras sont avant tout pluriels. Ils portent en eux les mémoires archaïques du monde.
Photographies, captures d'écran de Nathalie Granger
Textes en italique, Marguerite Duras, Michelle Porte, Les lieux de Marguerite Duras, 1975