11.2.14

Putting my garden to bed. Le retour de Perséphone

I wonder if the snow LOVES the trees and fields, that it kisses them so gently? And then it covers them up snug, you know,
 with a white quilt; and perhaps it says "Go to sleep, darlings, till the summer comes again."

Lewis Carroll, Through the looking glass









Chaque année, je guette le moment où l'hiver finissant se transforme en printemps. Et chaque année les mêmes signes annoncent l'insaisissable et obscure métamorphose. Les potimarrons et les pommes engrangés à l'automne commencent à se flétrir, les pommes de terre se mettent à germer. En ville, ici à Cologne, les jours qui rallongent et la terre qui se réchauffe laissent apparaître les premières repousses d'hortensia. Les fleuristes ont reçu les premières jonquilles et les premiers muscaris chassent les dernières jacinthes. Je guette l'arrivée des fritillaires... De tous les jours de l'année, de tous les longs jours d'hiver, de toutes les nuits de lune, de toutes les heures de soleil et de toutes les heures de pluie, de toutes les heures d'éveil la nuit et de rêverie le jour, quand Perséphone s'apprête à sortir des Enfers, je pense  davatange encore à mon jardin et à ma forêt, à la terre sous mes semelles et à l'humus  qui se fait caresse sous mes pieds. En ville, je n'ai plus de pieds. Je ne touche presque plus le sol, je glisse à vélo dans les rues étroites et je n'entends plus que le vent qui s'engouffre dans mes roues et le son de la dynamo qui chante sa complainte lancinante. Quelle joie de glisser ainsi par tous les temps et surtout la nuit dans la ville délaissée par les voitures, quand les lumières sont si ténues qu'on ne se fie plus qu'aux reflets sur la chaussée humide. Pour les grecs anciens la fertilité du sol était étroitement lié à la mort symbolisée par le travail secret de la terre sur les semences ensevelies. Le retour de Perséphone était alors perçu comme une  promesse de résurrection. En quittant Senlis à l'automne, j'ai couvert mon jardin d'un douillet manteau de feuilles et d'humus, j'ai fabriqué des crinolines de polystyrène pour habiller mes plantes les plus délicates, l'ail d'Afrique, la verveine, la citronelle... et j'ai murmuré à ces belles: "Dormez, mes bien aimées jusqu' au retour de la saison dorée". 








Dessin sur Ipad de Franck EvennouComme je me plains du manque de jardin à Cologne, Franck m'envoie des arbres fruitiers pour verdir ma rue et les bords du Rhin. 




7.2.14

Une grande courbe. Jacques Rivette, L'Amour fou




L'amour réciproque, tel que je l'envisage, est un dispositif de miroirs qui me renvoient, sous les mille angles que peut prendre pour moi l'inconnu, l'image fidèle de celle que j'aime, toujours plus surprenante de divination de mon propre désir et plus dorée de vie.

André Breton, L'amour fou, 1937



















Un film est une chose organique. C'est un organisme comme n'importe quel corps. Les corps sont plus ou moins harmonieux, mais ce qui est important, c'est qu'ils marchent, je veux dire: qu'ils soient autonomes, vivants, avec leurs défauts et éventuellement leurs infirmités. C'est mon seul critère dans la préparation, le tournage ou le montage: essayer de faire que ça fasse une grande courbe. 

La révolution esthétique de Jacques Rivette dans L'Amour fou annonce la révolution culturelle qui a suivi mai 68. Un an après le documentaire qu'il a consacré à Renoir en 1966, il reprend et expérimente avec les préceptes du "patron"; ne rien imposer, laisser les choses arriver, faire du cinéma un dialogue avec les acteurs, avec la situation et les imprévus, où l'acte même de filmer devient une part centrale du film. Sébastien Gracq jeune metteur en scène talentueux s'est vu confier la tâche de monter Andromaque en trois semaines. Tandis qu'il se débat avec la sauvagerie des vers de Racine dont il veut restituer la haine, l'amour et la chair, le film montre tour à tour les répétions au théâtre et la chronique de la dissolution du mariage de Claire et de Sébastien. La mise en abyme de la narration, une équipe de télévision dirigée par André Labarthe, le metteur en scène de la série télé Cinéastes de notre temps filme en 16 mm les progrès de la mise en scène, tandis que la caméra 35mm de Rivette tente d'enregistrer les événements de la manière la plus neutre possible en laissant libre cours à l'improvisation des acteurs. Le film explore les motifs de la répétition et de la différence. La métaphore du miroir, la construction circulaire du temps du film, le travail particulier de la bande son, où les bruits se substituent aux voix souvent à la limite de l'inaudible approfondissent l'interrogation sur la possibilité de la représentation de la vérité des émotions, sur l'éthique du cinéma. En ce sens, Jacques Rivette continue de revendiquer le film comme profondément politique.